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Face à la science, les politiciens italiens font appel au « gastro-nationalisme » pour bloquer Nutri-Score en Europe. Une enquête de Mediapart

Une enquête approfondie du journaliste Karl Laske sur Mediapart révèle comment le gouvernement de Giorgia Meloni et l’extrême droite italienne utilisent des arguments de type gastro-nationaliste pour bloquer au niveau européen le processus de choix du Nutri-Score.
L’article a été publié le 30 décembre sur le site de Mediapart : https://www.mediapart.fr/journal/international/301223/le-gastro-nationalisme-italien-met-un-coup-d-arret-au-nutri-score-en-europe?M_BT=304261233369&utm_campaign=TRANSAC&utm_content=&utm_medium=email&utm_source=article_offert&utm_term=&xtor=EPR-1013-%5Barticle-offert%5D%20?at_medium=custom3&at_campaign=67

Ci-dessous est reproduit l’article complet (avec l’autorisation de l’auteur).

MEDIAPART

Le « gastro-nationalisme » italien met un coup d’arrêt au Nutri-Score en Europe

Au prétexte de la défense des produits italiens, le gouvernement de Giorgia Meloni et l’extrême droite italienne ont bloqué au niveau européen le processus de choix de l’étiquetage nutritionnel à cinq couleurs permettant de guider les consommateurs vers des achats plus sains.

Karl Laske, 30 décembre 2023 à 11h24

« Le Nutri-Score est une folie et Fratelli d’Italia s’efforcera de bloquer ce système d’étiquetage discriminatoire. » Giorgia Meloni l’avait déjà promis lors d’une visite en 2021 au Parlement européen et elle semble avoir tenu parole, un an après son arrivée à la tête du gouvernement italien. L’étiquetage nutritionnel aux cinq couleurs, adopté par la France en 2017 mais facultatif, validé par la suite par six autres pays européens, ne sera pas présenté par la Commission européenne au Parlement en 2023.

Inscrit en 2020 à l’agenda du « Pacte vert » de la Commission européenne et de sa stratégie « Farm to Fork » – « De la ferme à la table » –, le choix d’une étiquette nutritionnelle sur le devant de l’emballage – « Front-of-pack nutrition labelling » (FOPNL) –, approuvé par le Parlement en octobre 2021, devait initialement se concrétiser en 2022.

La présidente du Conseil italien, qui soutient que le logo « pénalise » les produits traditionnels italiens, en a fait un thème de campagne politique en Italie, où des militants de Fratelli d’Italia (FI) ont multiplié les « flashs mobs » et les rassemblements de rue derrière des banderoles qui proclamaient « prodotto italiano = qualità », « no al Nutri-Score ». En réalité, les jambons et fromages italiens, aussi riches en sel ou en graisses que les produits français ou espagnols, affichent les mêmes scores défavorables, moins pour faire fuir le consommateur que pour l’inciter à réguler sa consommation.

Giorgia Meloni et son beau-frère Francesco Lollobrigida, ministre de l’agriculture italien, le 14 octobre 2022. © Alberto PIZZOLI / AFP

En parallèle de ses manifestations italiennes, Giorgia Meloni a orchestré un puissant lobbying à Bruxelles et à Strasbourg. Le Bureau européen des unions de consommateurs (Beuc) et l’ONG Foodwatch ont récemment dévoilé les procès-verbaux des audiences obtenues en 2022 à la Commission européenne par différents lobbys de l’agro-industrie, qui font apparaître au grand jour l’opération d’influence de l’Italie vis-à-vis de la Direction générale agriculture (DG Agri) et du commissaire européen à l’agriculture, Janusz Wojciechowski.  

Une « ligne rouge »

Wojciechowski, ancien élu au Parlement, est membre du parti ultraconservateur polonais Droit et justice (PiS), intégré à la coalition Conservateurs et réformistes européens (CRE), à laquelle appartient Fratelli d’Italia. Et dès le 21 novembre 2022, il a reçu la visite du nouveau ministre italien de l’agriculture, Francesco Lollobrigida, beau-frère de Meloni. Cette rencontre avait été préparée par un des sherpas du commissaire polonais, Roberto Berutti, ancien membre de la représentation italienne, proche de plusieurs dirigeants piémontais de Fratelli d’Italia.

Un tweet de Francesco Lollobrigida, ministre de l’agriculture italien. © DR

« Pour l’instant, la Commission européenne n’a pas statué, déplore le professeur Serge Hercberg, épidémiologiste et créateur du logo nutritionnel, mais on n’a pas de trace que cela reste à son agenda. On a l’impression que le lobbying a fait plier la Commission. » Selon le scientifique, l’Italie s’est révélée un « rouleau compresseur ». « On voit dans les notes dévoilées par le Beuc que la représentation italienne est très active contre le Nutri-Score,poursuit-il. Les Italiens sont très présents politiquement, alors que du côté français, on n’a pas senti de mouvement pour le soutenir. »

Une gouvernance transnationale du logo nutritionnel, composée des autorités de santé des sept pays qui l’ont autorisé (Belgique, France, Allemagne, Luxembourg, Pays-Bas, Espagne et Suisse), a validé une nouvelle version de l’algorithme qui doit entrer en vigueur le 1er janvier 2024. Les calculs vont notamment évoluer suivant leur teneur en sel et sucres ou en fibres et s’annoncent « beaucoup plus pénalisants » pour les industriels, selon l’initiateur du logo.

De son côté, l’Italie a obtenu le ralliement de plusieurs pays à son front du refus : la Roumanie, le plus intransigeant d’entre eux, la République tchèque, la Grèce, la Lettonie, la Hongrie et Chypre. Le 24 juin 2021, lors de rencontres bilatérales à Bruxelles avec les premiers ministres de la Hongrie, de la Slovénie et de la Pologne, Viktor Orbán, Janez Janša et Mateusz Morawiecki, Giorgia Meloni avait déjà « attiré l’attention » de ces dirigeants « sur la bataille italienne contre le Nutri-Score, le système d’étiquetage nutritionnel aux feux de circulation qui pénalise fortement les produits du Made in Italy », selon un compte rendu des Fratelli d’Italia. À l’occasion de ces « bilatérales », la dirigeante d’extrême droite en avait profité pour voir Janusz Wojciechowski.

Les photos de la tournée de Giorgia Meloni à Bruxelles, en juin 2021, rassemblées par Fratelli d’Italia. © DR

« Dans les procès-verbaux que nous avons analysés, nous voyons que l’Italie a prétendu que le Nutri-Score n’est pas scientifique, ce qui est faux, que les consommateurs ne savent pas comment l’utiliser, ce qui est faux, explique Emma Calvert, porte-parole du Beuc. Ce qui est incroyable, c’est qu’ils ont prétendu que le Nutri-Score et la mauvaise notation des pâtes à tartiner allaient pénaliser les producteurs de cacao et augmenter l’immigration en Europe ! »

En outre, c’est le nombre de rendez-vous obtenus par les Italiens essentiellement auprès de la Direction générale de la santé de la Commission européenne (DG Agri) et du commissaire Wojciechowski qui a surpris le Beuc.

Le 4 octobre 2022, la représentation italienne accompagne la Federalimentare, la fédération patronale de l’agro-industrie italienne devant la DG Agri ; le 27 octobre, elle l’introduit auprès du cabinet du commissaire, et cette rencontre ne figure pas dans la déclaration de transparence, souligne le Beuc. Et le 28 octobre, une troisième réunion la met en présence de l’état-major de la DG Agri.

« En Italie, le gouvernement, l’industrie et les agriculteurs sont tous opposés au Nutri-Score ou à un système similaire d’étiquetage nutritionnel sur le devant de l’emballage (FOPNL), relève le procès-verbal de cette rencontre. C’est clairement une ligne rouge pour le gouvernement italien. »

« L’évaluation italienne montre qu’actuellement [au sein de l’Union européenne (UE) – ndlr], il y a davantage de soutien contre le Nutri-Score qu’en sa faveur », précise le document, qui fait état de « quatre pays membres » ralliés et « d’autres, ambivalents mais qui partagent les préoccupations italiennes ».

« AGRI est consciente des préoccupations exprimées par l’Italie et y est vigilante, indique le même procès-verbal. Aucune décision n’a encore été prise, SANTE [Direction générale de la Santé de la Commission européenne] finalise l’étude d’impact. Dans tous les cas, la proposition devra être soutenue par le Conseil et le Parlement. »

« Neuf fake news » sur un tweet

Aucun procès-verbal de la réunion, le 21 novembre 2022, du commissaire Wojciechowski avec le ministre Francesco Lollobrigida n’a filtré. Seule une note préparatoire a été rendue publique. « Nous sommes conscients des préoccupations italiennes concernant le Nutri-Score et attentifs à l’impact possible d’un tel système sur des produits qui ne peuvent pas être facilement reformulés, tels que les indications géographiques, les produits à ingrédient unique, l’huile d’olive, les fromages, etc. », écrivent les sherpas du Polonais.

Un tweet du ministre Francesco Lollobrigida, qui se félicite de sa rencontre avec Janusz Wojciechowski : « Nous avons réaffirmé notre position sur le Nutri-Score, un outil trompeur. » © DR

Nommé ministre de l’agriculture un mois plus tôt, le beau-frère de Meloni participe le même jour à sa première réunion avec ses homologues des 27 États membres de l’UE à Bruxelles. Lors d’un point presse, il tacle aussitôt le logo nutritionnel. L’Italie n’a pas besoin d’instruments « qui ne donnent pas suffisamment d’informations » et « qui sont même dangereux du point de vue du conditionnement du consommateur », prétend-il.

Dès le mois de janvier, Lollobrigida annonce aux administrateurs du Consortium de protection du Grana Padano, à Desenzano del Garda, qu’il a, ni plus ni moins, « obtenu le report à 2024 du processus Nutri-Score », qui a été « retiré de l’agenda européen ». « Le Grana Padano est une excellence dont nous sommes fiers et que nous continuerons à défendre par les faits, déclare-t-il. Toutes les actions que nous menons avec le gouvernement Meloni, à l’intérieur et à l’extérieur des frontières nationales, vont dans ce sens. »

Le nationalisme gastronomique du dirigeant d’extrême droite ne se dément pas sur les réseaux sociaux, où il exalte le « made in Italy », la journée de la pizza ou celle des pâtes.

Lorsque l’Irlande obtient de l’Union européenne l’autorisation de poser des étiquettes d’avertissement aux consommateurs sur les bouteilles de vin et d’alcool, Lollobrigida se lève au nom du lobby du vin italien et multiplie les tweets. Il propose d’aider l’Irlande à « rendre plus claire leur étiquette » et surtout « garantir une information correcte », en écrivant « le vin nuit gravement à la santé de celui qui n’en boit pas ».

« Nous considérons que l’action de l’Irlande est incorrecte car c’est une chose d’informer et d’inviter à la modération, c’en est une autre de dire qu’un produit, quelle qu’en soit la quantité consommée, est mauvais pour la santé », commente-t-il. Le syndicat agricole italien Coldiretti dénonce un « avertissement terroriste », pas moins.

Le 28 février, le ministre reprend l’initiative contre le Nutri-Score dans un tweet qui appelle au « bon sens ». « Le Nutri-Score est un système erroné, annonce-t-il. Il pénalise les aliments sains et de qualité. » Il présente ainsi des produits ultratransformés, prétendument bien notés par Nutri-Score, avec un « A » sur fond vert – frites, pizza, huile de graines, coca –, tandis que des produits du régime méditerranéen sont mal notés, avec un « E » sur fond rouge – vin, huile d’olive, viande et pâtes.

Le tweet anti-Nutri-Score du ministre italien de l’agriculture, Francesco Lollobrigida. © DR

Depuis Paris, Serge Hercberg, l’inventeur du logo nutritionnel, voit le tweet du ministre italien et saute au plafond : « En un seul tweet destiné à discréditer Nutri-Score, le ministre de l’agriculture véhicule pas moins de 9 fake news. »

Sur Twitter (aujourd’hui X), le scientifique en dresse la liste :
« Les sodas de type “colas” ne sont jamais classés A, mais ils sont classés en E (les versions light sont au mieux classées en B) ; les pâtes ne sont pas classées E mais au contraire en A ; l’huile d’olive n’a jamais été classée E mais se retrouve en C, le meilleur score actuel pour une huile végétale ; les huiles de graines ne sont pas classées en A, elles sont au mieux classées C (pour l’huile de colza), le plus souvent D (huiles d’arachide, maïs, tournesol…) ou E (coco, palme) ; les pizzas ne sont pas classées A puisque leur Nutri-Score varie de A à E selon leur composition nutritionnelle (teneur en graisses saturées, sel, légumes, fibres…) et seule une très faible minorité de pizzas arrive à être classée A, la majorité sont classées C, D ou E. La viande fraîche non transformée n’est pas classée E mais sa classification varie de A à C selon sa composition (plus ou moins grasse)… Quant aux frites, elles ont pour la plupart un Nutri-Score A ou B car il s’agit de pommes de terre ayant subi un processus de préfriture ayant un impact faible sur les quantités de matières grasses dans le produit. »

Enfin, le vin ne peut pas être classé E, car il n’est pas classé du tout – les boissons alcoolisées de plus de 1,2 % d’alcool ne sont pas soumis à la déclaration nutritionnelle. 

Le ministre a donc écrit n’importe quoi.

Les commentaires de Serge Hercberg passent mal sur les réseaux sociaux italiens, noyautés par l’extrême droite.

L’épidémiologiste est pris à partie par l’ancien secrétaire d’État aux politiques agricoles et alimentaires Gian Marco Centinaio, vice-président du Sénat appartenant à la Lega de Matteo Salvini, qui l’accuse « d’attaquer le gouvernement italien ». Il subit aussi des menaces et des remarques antisémites soulignant qu’il est issu d’une « famille d’émigrés juifs polonais ». « Le Nutri-Score, c’est de la merde, tu vas mourir bientôt », lui écrit MagisterZatta sur X. « Prends garde, ton heure est venue », lui annonce-t-on.

La patrie, la terre des pères

Le ton de la campagne anti-Nutri-Score a été donné dès 2019 par Matteo Salvini. « À Bruxelles, on veut nous imposer quoi manger. Le Nutri-Score est une connerie folle », « Que personne ne se hasarde à mettre hors la loi les produits de notre mer et de notre terre ! », a averti le leader de la Lega. « Nous avons toujours été attentifs à la défense de notre agriculture,justifie Giorgia Meloni. Nous sommes un parti de patriotes et la patrie est la terre des pères, non seulement comprise comme un lien d’appartenance culturelle mais aussi comme un amour pour la terre, le magnifique territoire que le bon Dieu nous a donné. »

Des militants de Fratelli d’Italia manifestant contre le Nutri-Score, à Macerata (Italie) en juin 2021. © DR

Silvia Sardone, une eurodéputée de la Lega, apparentée au groupe Identité et Démocratie (ID) du Parlement européen – auquel appartient le Rassemblement national (RN) –, s’est déplacée en France pour tenter d’y démontrer l’existence d’un « complot » contre les produits italiens.

« Je suis allée dans trois supermarchés où le jambon de Parme et la mozzarella italienne sont considérés comme des produits malsains, tandis que des produits industriels et des vraies cochonneries ont l’étiquette verte », annonce-t-elle, mettant une vidéo de son inspection en ligne.

« Regardez un peu, le jambon cru de Parme, une de nos excellences, a la catégorie D, il n’est pas considéré comme un aliment sain », dit-elle en montrant un produit emballé Auchan sorti d’un frigo. « Si nous regardons maintenant quelque chose de français, cette viande avec des légumes, poursuit-elle en présentant un plat préparé de paupiette de veau. Le Nutri-Score devient magiquement A, avec l’étiquette verte, le produit devient sain. »

Les produits italiens ont des étiquettes rouges ou orangées, dénonce l’eurodéputée. Elle montre une pizza fabriquée en France, « indécente d’aspect » – « Moi, je ne la mangerais jamais » , qui a « l’étiquette verte ». Puis elle pioche une « ricotta made in Italy » notée « C » dans les rayons. Ces produits n’ont rien à voir, mais sa démonstration est faite : c’est donc « A » pour la France, « C » pour l’Italie. Cela permet d’avoir un « doute », assez fort, que l’étiquette soit attribuée « sur la base de la nationalité ou de la provenance des produits » plutôt que de leur réelle qualité, avance-t-elle.

Le gastro-nationalisme rend aveugle. D’ailleurs, l’eurodéputée qui montre le rayon des pâtes fabriquées en France et siglées « A » ne jettera pas un œil sur les pâtes italiennes, qui sont, elles aussi, classées « A ».

L’opposition au Nutri-Score de l’extrême droite italienne a infusé dans d’autres partis politiques, chez les alliés de Meloni, mais aussi au Partito democratico (gauche), entraînant des personnalités liées à l’agro-industrie, comme l’eurodéputé Paolo De Castro, dont la déclaration d’intérêts nous apprend qu’il est rétribué pour siéger au comité scientifique du Consortium du Grano Padano. L’Italie avance sans trop y croire un système alternatif, NutrInform Battery, un logo bleu qui présente les pourcentages de sel, de sucre, de graisse et de graisses saturées. Le syndicat agricole italien a lui-même indiqué à la commission que NutrInform n’était pas « encore bien adapté et pas aussi simple à utiliser ».

En revanche, un rapport du Joint Research Center (JRC) de la Commission européenne, synthétisant 173 articles scientifiques, a confirmé en 2022 l’intérêt du Nutri-Score pour « encourager les achats alimentaires plus sains ». « Les étiquettes plus simples, évaluatives et munies d’un code couleurs sont plus facilement comprises que les étiquettes plus complexes, réductrices et monochromes », a conclu le rapport. Le logo aux cinq couleurs a non seulement « le potentiel de guider les consommateurs » vers des régimes alimentaires meilleurs, mais aussi celui de « stimuler la reformulation et l’innovation des produits alimentaires ».

Le Beuc espère que le blocage du processus par l’Italie sera dénoué. Mais il n’est pas sûr, loin de là, que les élections européennes permettent de marginaliser les partis populistes et nationalistes aujourd’hui à l’offensive.

« Pour nous, la meilleure option est d’avoir un étiquetage unique pour toute l’Europe, juge Emma Calvert. Mais si la Commission ne va pas au bout en proposant la loi comme elle s’y était engagée, il faudra laisser les États membres libres de recommander un étiquetage alimentaire chez eux. »

Karl Laske