Serge Hercberg, Pilar Galan, Emmanuelle Kesse-Guyot, Mathilde Touvier, Chantal Julia
Université Sorbonne Paris Nord. Equipe de Recherche en Epidémiologie Nutritionnelle U1153 (Institut National de la Santé et de al la Recherche Médicale / Institut National de la Recherche Agronomique/CNAM/Université Sorbonne Paris Nord), Bobigny, France.
Unité de Nutrition et Santé Publique, Dép. de Santé Publique, Hôpital Avicenne, Bobigny, France.
De nombreux industriels ou secteurs agricoles hostiles au logo Nutri-Score (pour la bonne raison qu’il met en évidence la réalité de la composition nutritionnelle des produits qu’ils commercialisent) critiquent, entre autres, le fait que son calcul repose sur la composition pour 100g d’aliments et non « par portion ». L’argument qu’ils mettent en avant est le suivant : « on ne mange pas, en une seule fois, 100g de roquefort, 100 g de rillettes ou 100 g de mayonnaise ». Certes, mais en réalité, le choix pour le calcul du Nutri-Score d’utiliser comme base, 100g d’aliments (comme cela est également la base de l’expression de nombreux autres logos nutritionnels utilisés dans le monde) repose sur une réflexion à la fois conceptuelle, pragmatique, scientifique et de santé publique.
Arguments conceptuels
Tout d’abord, le Nutri-Score n’est absolument pas destiné à caractériser et classer les aliments comme « sains » ou « malsains » en valeur absolue. Aucun logo nutritionnel ne peut le faire puisque le caractère santé d’un aliment dépend de la quantité consommée et de la fréquence de sa consommation, mais aussi de sa place dans un équilibre alimentaire global des individus (sachant que cet équilibre nutritionnel ne résulte pas de la consommation d’un seul aliment et s’évalue pas à l’échelle d’un repas, ni même d’une journée…). Non, l’objectif du Nutri-Score est d’aider les consommateurs à comparer les différences de qualité nutritionnelle globale intrinsèque d’aliments qui ont une pertinence à être comparés, c’est-à-dire qui sont comparables en termes d’usage, d’utilisation ou de conditions de consommation (1), en prenant en compte les données de composition nutritionnelle de ces produits. En effet, le consommateur, au moment de son acte d’achat ou de consommation, n’est pas confronté à choisir entre des céréales petit déjeuner et du roquefort; ou entre de l’huile d’olive et une crème dessert ; ou encore entre une pizza et des biscuits. Par contre il est utile pour le consommateur de pouvoir comparer différentes céréales petit déjeuner entre elles, pour identifier celles qui ont la meilleure qualité nutritionnelle ; idem entre différentes huiles végétales ou autres matières grasses ajoutées ; ou entre différents fromages ; différentes pizzas et différents biscuits… Enfin, pour une occasion de consommation, il peut être utile de comparer par exemple une brioche, des céréales ou des biscottes pour composer son petit-déjeuner.
Il faut donc un dénominateur commun simple, objectif et standardisé qui lui permette de reconnaître d’un coup d’œil l’aliment, qui a la composition nutritionnelle la plus favorable par rapport aux autres. C’est pour cela que les instances de santé publique ont proposé comme référence 100 g ou 100 ml afin de permettre au consommateur de comparer facilement les denrées alimentaires entre elles indépendamment de la quantité consommée ; comparer 100ml d’huile d’olive à 100 ml d’huile de maïs ou de tournesol, de soja, de coco… ; 100 g de Comté, à 100g de Camembert ou de Roquefort ou de Mozzarella… ; 100g d’un type de céréales de petit déjeuner à 100g d’autres types de céréales ou du même type de céréales mais d’une autre marque (qui peuvent, avec la même appellation avoir des différences importantes de composition nutritionnelle).
Arguments pragmatiques
Parmi les raisons pragmatiques prises en compte dans le choix du calcul pour 100g, on peut mentionner le fait que les éléments de la composition nutritionnelle qui figurent sur les emballages des aliments (« la déclaration nutritionnelle » obligatoire en Europe depuis 2011), et qui fournissent les informations aux consommateurs sur les teneurs des aliments (calories, sucres, gras, acides gras saturés, sel, protéines, …) sont exprimés obligatoirement seulement pour 100g ou 100ml (annexe XV du règlement INCO, 2011) (2). Et ce sont ces données, qui figurent sur tous les emballages des aliments (sous forme d’un tableau en face arrière) qui servent de base au calcul du Nutri-Score. C’est une contrainte du Nutri-Score de pouvoir s’appuyer sur des données disponibles sur tous les produits pré-emballés. Leur accessibilité à tous permet une totale transparence sur l’attribution des couleurs/lettres du Nutri-Score pour un produit donné. Donc Nutri-Score n’invente rien, il prend en considération les éléments de la composition figurant dans la déclaration nutritionnelle qui sont pertinents du point de vue de la santé publique et qui sont exprimés pour 100g ou 100ml d’aliments. Certes, sous la pression des industriels, la réglementation européenne les autorise à afficher également, dans le tableau nutritionnel, de façon complémentaire aux valeurs pour 100g ou 100 ml, une expression par portion ou par unité de consommation, mais à condition que la portion ou l’unité de consommation soit identifiable par le consommateur. Ceci soulève de nombreux problèmes pratiques. Pour le consommateur, évaluer une portion quelle qu’elle soit, le plus souvent exprimée en grammes dans le tableau qui fournit les apports nutritionnel du produit, est souvent complexe. Diverses études ont montré qu’ils avaient des difficultés à évaluer avec précision la quantité correspondant à une portion (3,4) : comment évaluer précisément (évidemment sans avoir à peser avec une balance ce que l’on mange), 30 g de roquefort, 35 g de mimolette, 30 g de céréales de petit déjeuner, 40 g de rillettes ou 175 g de pizza. A moins de ne fabriquer que des contenants basés sur une portion individuelle, ce qui semblerait absurde. En outre, la portion est aujourd’hui librement définie par le fabricant : une portion d’une barre chocolatée correspond en réalité à seulement la moitié du paquet, les portions de céréales du petit déjeuner varient de 25 à 45g, montrant donc une grande hétérogénéité dans ce qui peut être défini comme une ‘portion’ même par le fabricant. Donc fournir une information nutritionnelle et un logo qui s’appuie sur une portion arbitraire, différente d’un aliment à l’autre et que le consommateur ne peut estimer est douteux et trompeur. D’où l’intérêt d’utiliser de façon universelle la référence à 100g qui permet de s’affranchir de ce problème de variabilité des portions et de leur difficulté d’interprétation par le consommateur.
Arguments scientifiques et de santé publique
Sur un plan scientifique et de santé publique, il y a un grand risque de confusion pour le consommateur avec un affichage par portion, du fait que la taille des portions peut faire référence à deux notions différentes : «la quantité d’aliments destinée à être consommée ou habituellement consommée par un individu en une seule occasion de consommation» ou bien «la quantité recommandée pour être consommée en une seule occasion de consommation dans le cadre d’une alimentation équilibrée qualitativement et quantitativement » (5,6). Ces deux notions qui en anglais correspondent à deux vocables différents, «portion» et «serving» sont souvent mélangées (particulièrement dans le monde francophone ou on utilise invariablement le mot « portion » pour les deux concepts) et peuvent être particulièrement confusantes pour le consommateur, à la fois en termes de perception d’usage et de niveau de consommation que d’interprétation d’un logo nutritionnel exprimé par portion. L’affichage sur une canette de soda de 330 ml qu’une portion (affichée sur le tableau des valeurs nutritionnelles) est de 330 ml peut laisser à penser qu’il s’agit de la quantité « officielle » recommandée à consommer. Mais pour le même de soda, de la même marque, mais conditionné en bouteille de 1,5L, la portion affichée par l’industriel est cette fois de 250 ml ! Au-delà de son sens et de sa vocation, une des plus grandes difficultés qui apparaît à l’utilisation de la notion de portion est la définition de sa taille.
La taille des portions est très difficile à définir de façon générale pour les aliments car elle varie largement en fonction des besoins énergétiques individuels. Pour être pertinentes, elles devraient donc être différentes pour les hommes, les femmes, les adolescents, les jeunes enfants, les actifs ou les sédentaires…, ce qui rend difficile le calcul d’un logo universel s’appuyant sur les différentes tailles de portions et affiché sur les emballages.
Comme les tailles de portions ne peuvent être standardisées sur des bases scientifiques, ni définies de façon détaillée en fonction des groupes de consommateurs, elles sont proposées (pour certains aliments) sur les emballages sous forme d’une quantité unique que les industriels fixent eux-mêmes et qui est très souvent bien en dessous des portions réellement consommées, notamment telles qu’observées dans les études de consommations alimentaires. Si elles sont notoirement sous estimées par les fabricants, c’est que ce sont ces mêmes tailles de portion qu’ils utilisent pour le calcul dans la déclaration nutritionnelle des apports en calories, gras, graisses saturées, sucre, sel,… et qu’ils peuvent, sur une base volontaire, faire figurer dans le tableau à l’arrière des emballages, à côté des valeurs données pour 100g (qui elles, sont obligatoires). Il est habituel que les fabricants de céréales petit déjeuner suggèrent une taille de portion de 30g alors que la majorité des adolescents, par exemple, consomment des portions de 60 ou 80g, voire plus. Ceci a, bien sûr, comme conséquence de réduire artificiellement les « apports » en nutriments des céréales petits déjeuner considérés comme défavorables sur le plan nutritionnel car riches en sucres. De la même façon, certains fabricants mettent sur le marché des sachets contenant deux barres chocolatées de 25g chacune. Mais la taille de la portion de référence qu’ils utilisent pour l’affichage nutritionnel est de 25g, correspondant à une seule des deux barres contenues dans le sachet, alors que la majorité des consommateurs consomment les deux barres une fois le sachet ouvert….
Au total, comme les portions sont habituellement fixées par les fabricants, cela peut donc permettre une manipulation potentielle des chiffres : on comprend qu’il suffit aux industriels d’utiliser des tailles de portions plus petites pour réduire artificiellement aux yeux du consommateur les quantités de gras, de sucre ou de sel de la portion de leurs produits. Et si ce sont ces tailles de portion qui sont utilisées pour le calcul des logos nutritionnels (comme le demandent certains industriels et secteurs agricoles), cela leur permet de faire pâlir les couleurs des logos à leur avantage. C’est ce qui avait été proposé il y a quelques années par le Big6 (Nestlé, Mars, Mondelez, Coca-Cola, Pepsi-Cola, Unilever) au travers d’un logo qu’ils avaient développé en opposition à Nutri-Score, l’Evolved Nutrition Label (ENL), dont l’affichage des nutriments était exprimé par portion. Ainsi, d’un point de vue pratique, cet étiquetage apparaissait plus favorable pour certains produits de faible qualité nutritionnelle, se traduisant par une couleur orange et non rouge comme cela apparait lorsque le calcul est fait pour 100g. Ceci a été démontré comme pouvant fausser le jugement du consommateur. Une étude (7) a révélé que, à la différence du Nutri-Score (qui fait référence à 100g d’aliment) l’utilisation de l’ENL (calculé par portion) avait un effet très limité pour diminuer les portions des produits de faible qualité nutritionnelle et tendrait même à accroître la taille de portion pour certains aliments comme les pâtes à tartiner, en rassurant faussement les consommateurs…. Heureusement ce logo trompeur a été abandonné.
Compte-tenu des limites à l’utilisation des portions, l’absence de consensus et de standard international pour définir leur taille, et les manipulations possibles par les industriels, il n’est pas possible d’utiliser la référence aux portions pour le calcul d’un logo nutritionnel utile pour la santé des consommateurs. La prise en compte d’une quantité standard, telle que 100g pour les aliments solides et 100 ml pour les aliments liquides est un choix raisonnable, permettant une comparaison valide entre les aliments sans induire d’erreur d’estimation. C’est le but d’un logo nutritionnel, comme Nutri-Score destiné à informer les consommateurs sur la qualité nutritionnelle des aliments et leur permettre, en comparant des aliments comparables, d’orienter leurs choix vers une alimentation plus favorable à la santé.
Références
- Hercberg S, Touvier M, Salas-Salvado J, On Behalf Of The Group Of European Scientists Supporting The Implementation Of Nutri-Score In Europe. The Nutri-Score label. Int J Vitam Nutr Res. 2021 Jul 27. doi: 10.1024/0300-9831/a000722.
- Règlement (UE) n o 1169/2011 du Parlement européen et du Conseil du 25 octobre 2011 concernant l’information des consommateurs sur les denrées alimentaireshttps://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=celex%3A32011R1169
- Faulkner, G. P. et al. Serving size guidance for consumers: is it effective? Proc. Nutr. Soc. 2012, 71, 610–621.
- Van der Horst, K., Bucher, T., Duncanson, K., Murawski, B. & Labbe, D. Consumer Understanding, Perception and Interpretation of Serving Size Information on Food Labels: A Scoping Review. Nutrients 20129, 11.
- Faulkner G.P., Pourshahidi L.K., Wallace J.M.W., Kerr M.A., McCrorie T.A., Livingstone M.B.E. Serving size guidance for consumers: Is it effective? Proc. Nutr. Soc. 2012;71:610–621.
- Steenhuis I.H.M., Vermeer W.M. Portion size: Review and framework for interventions. Int. J. Behav. Nutr. Phys. Act. 2009;6:58.
- Egnell M, Kesse-Guyot E, Galan P, Touvier M, Rayner M, Jewell J, Breda J, Hercberg S, Julia C. Impact of Front-of-Pack Nutrition Labels on Portion Size Selection : An Experimental Study in a French Cohort. Nutrients. 2018 ; 10 (9): 1268.