Cet article a été publié comme Tribune dans la Revue du Praticien en novembre 2024, vol 74, pages 951-952
Il est bien connu que les lobbys économiques essayent de discréditer les mesures de santé publique qui les dérangent en jetant le doute sur les travaux scientifiques qui valident ces mesures et justifient leur mise en place. Pour cela, les lobbys s’appuient sur des « études » faites par des « scientifiques » complaisants qu’ils financent et qui aboutissent à des résultats qui les arrange. Cette stratégie a été, et est toujours, largement utilisée par les lobbys industriels de l’alimentaire qui se sont opposés à l’adoption du Nutri-Score en France et qui s’opposent aujourd’hui à son déploiement généralisé sous forme obligatoire en Europe.
Récemment un article scientifique de Stéphane Besançon et al publié dans le BMJ Public Health (1) a parfaitement illustré ce point en montrant que, sur 134 articles étudiant l’efficacité de Nutri-Score, 83 % présentaient des conclusions favorables à Nutri-Score (démontrant la pertinence de son algorithme, de meilleures performances par rapport aux autres logos nutritionnels, un impact sur le choix alimentaire et sur la qualité nutritionnelle des achats alimentaires) et qu’une étude est 21 fois plus susceptible de trouver des résultats défavorables à Nutri-Score si les auteurs déclaraient un conflit d’intérêts économiques ou si l’étude avait été financée par des industriels. Trois structures privées ont été identifiées par Besançon et ses collègues comme particulièrement impliquées dans le financement des études non favorables au Nutri-Score et/ou dans les conflits d’intérêts de leurs auteurs: la Dutch Dairy Association (Association des produits laitiers Hollandais qui représente les intérêts de 13 groupes agro-alimentaires laitiers dont les branches néerlandaises d’Arla, Friesland Campina, Lactalis Leerdammer et Yakult…), Federalimentare (la Fédération italienne de l’industrie alimentaire) et la Fondation italienne de la nutrition (une fondation soutenue par 18 fabricants de produits alimentaires italiens).
Ces trois structures sont connues comme regroupant des grands opposants à Nutri-Score. Par exemple, le lobby des produits laitiers -notamment par la voix de son lobbyiste principal, Stephan Peters, le « manager for dairy, nutrition, health and sustainability » de l’Association des produits laitiers Hollandais (the Dutch dairy Association) – met en doute régulièrement les bases scientifiques du Nutri-Score. Il met en avant de soit-disantes « études » qui ne sont en fait que des « position papers » (ne présentant pas de données originales) qu’il rédige lui-même ou qu’il finance via son Association, lui permettant de critiquer les travaux qui vont à l’encontre des intérêts des firmes qu’il défend. Par contre, ce lobbyiste nie les nombreux travaux scientifiques démontrant son intérêt et son efficacité ou bien il les dénature en les ré-interprétant à son avantage, ne se gênant pas pour contredire les conclusions des scientifiques qui, eux, ont fait et publiés les travaux originaux. Ce type de méthode est habituelle de la part des lobbys et fait partie de la stratégie classique de « la fabrique du doute ».
Mais depuis peu, Stephan Peters et les lobbyistes qui défendent les intérêts des produits laitiers sont passés à une étape supérieure. Ils ne critiquent plus seulement la méthodologie ou les résultats des analyses des travaux qu’ils veulent discréditer avec déjà des arguments non scientifiques, mais il les disqualifient carrément par leur origine. Pour minimiser leurs conflits d’intérêts économiques qu’ils ne peuvent dissimuler et qui décrédibilisent leurs propos, ils ont inventé un nouveau concept qu’ils appliquent outrageusement aux chercheurs académiques travaillant sur Nutri-Score, celui des « liens d’intérêt avec la science ». Ceci leur permet d’argumenter que les travaux scientifiques des équipes de recherches académiques ayant contribué à développer le Nutri-Score, même s’ils ont été publiés dans des revues scientifiques internationales à comité de lecture, (c-à-d ayant subi une procédure rigoureuse d’évaluation par plusieurs reviewers experts du domaine) sont biaisés sous prétexte qu’ils ont été réalisés par les chercheurs universitaires experts en nutrition, en épidémiologie et en santé publique les accusant d’avoir des « conflits d‘intérêt » puisque leur recherche a abouti à mettre au point cet outil de santé publique…
Un article publié en 2022 (2) dans Pharma Nutrition par Stephan Peters (associé à Peter Verhagen, propriétaire et consultant de Food Safety & Nutrition Consultancy qui compte parmi ses clients l’Association européenne des fabricants de sucre qui, comme l’Association européenne des produits laitiers, fait partie des opposants majeurs à Nutri-Score) est un bon exemple de cette stratégie insidieuse. Outre le fait que cette publication est truffée d’une multitude d’erreurs grossières (qui ont été parfaitement démontées dans un rebuttal (3)) et dont on se demande comment elles ont pu échapper aux reviewers de la revue[*], elle vise à jeter le discrédit sur les équipes de recherche académique en les accusant de « conflit d’intérêts intellectuels » sous le curieux prétexte que leurs travaux scientifiques auraient conduit au développement du Nutri-Score il y a quelques années (en 2014). Niant par contre la réalité des conflits d’intérêts économiques (dont les effets sont parfaitement connus) qu’ils ne prennent absolument pas en compte dans leur analyse, ils focalisent par contre leurs critiques sur les travaux faits par les équipes de recherche dont les études scientifiques ont amené au développement de Nutri-Score en voulant faire croire que ces équipes seraient donc disqualifiées pour continuer à faire des études sur cet outil et leurs travaux « suspects » même s’ils ont été publiés dans des revues scientifiques internationales à comité de lecture de haut niveau!
Ils étendent même cette notion de conflit d’intérêts à toutes les équipes de recherche publique collaborant avec l’équipe académique qui a développé Nutri-Score, poussant à éliminer ainsi les travaux de dizaines de chercheurs du monde entier, experts en nutrition et en santé publique, et travaillant sur les logos nutritionnels depuis de nombreux d’années !
Cette théorie du « tout le monde a un conflit d’intérêt » permet aux lobbys économiques de soutenir que tous les acteurs impliqués dans le domaine de la santé publique ont des intérêts spécifiques pesant de la même façon sur les résultats des travaux. Ils « diluent » ainsi leurs propres intérêts financiers et, en même temps, poussent à rejeter des études dont les résultats les dérangent.
Et bien, non ! il existe des différences fondamentales et profondes dans la finalité et les méthodes du travail des chercheurs académiques et des lobbyistes économiques. Il faut le rappeler, les chercheurs du secteur publique (non financés par les industriels) ont comme seul intérêt, l’intérêt collectif c-à-d le bien commun. Lorsqu’ils font des propositions de mesures de santé publique, celles-ci sont basées sur la science et exclusivement sur les résultats de la science. Ils n’ont rien à gagner. A l’inverse, les lobbys industriels qui combattent les mesures de santé publique comme Nutri-Score ont comme seule finalité la défense d’intérêts purement économiques et pour cela utilisent toutes les méthodes possibles pour discréditer la science qui les dérange.
Il ne faut pas se laisser duper par les lobbyistes économiques, comme ceux de la Dutch Dairy Association, qui cherchent à brouiller la science en faisant croire que les chercheurs dont les travaux scientifiques ont amené au développement d’un outil de santé publique seraient disqualifiés pour continuer à faire des études sur cet outil. Comme ils le font aujourd’hui avec Nutri-Score, les lobbys agroalimentaires vont accuser demain avec le même prétexte les chercheurs brésiliens qui ont développé la classification NOVA de continuer à faire des études utilisant la classification qu’ils ont proposé ou les collègues chiliens qui ont mis au point les Warnings labels…
[*] Ce journal ne figure pas dans la liste des revues scientifiques présumées comme non prédatrices (https://q-sante.dsi.sorbonne-universite.fr/recherche/liste-des-revues-presumees-non-predatrices) et son rédacteur en chef a pris publiquement position depuis plusieurs années contre Nutri-Score, notamment lors d’événements organisés par des structures proches de lobbys comme Competere ( https://www.europeanscientist.com/en/editors-corner/eu-council-presidency-what-will-france-do-with-its-nutri-score/ et https://www.competere.eu/press-release-the-european-scientific-community-against-nutriscore)
Références
- Besancon S, Beran D, Batal M. A study is 21 times more likely to find unfavourable results about the nutrition label Nutri-Score if the Authors declare a conflict of interest or the study is funded by the food industry. BMJ Global Health 2023;8:e011720.
https://gh.bmj.com/content/8/5/e011720.full - Peters S, Verhagen P. Publication bias and Nutri-Score: A complete literature review of the substantiation of the effectiveness of the front-of-pack logo Nutri-Score. PharmaNutrition, Volume 27, March 2024, 100380
https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S2213434424000069?via%3Dihub - Andreeva V, Deschasaux-Tanguy M, Galan P, Hercberg S, Julia C, Karpetas G, Kesse-Guyot E, Kontopoulou L, Monteiro C; Pettigrew S, Pravst I, Ravaud P, Salas-Salvado J, Serafini M, Srour B, Touvier M. Rebuttal of the claims against the Nutri-Score made by two lobbyists in PharmaNutrition in an effort to discredit academic research
https://nutriscore.blog/2024/02/19/rebuttal-of-the-claims-against-the-nutri-score-made-by-two-lobbyists-in-pharmanutrition-in-an-effort-to-discredit-academic-research/

